Dilemme I: FRANCK et DENISE

Franck : il suffit à Franck de pousser son voisin (qui est un très gros homme) pour arrêter le train et sauver les 5 ouvriers. Est-il moral de le faire ?

Denise : en modifiant l’aiguillage, Denise sauve 5 personnes mais en tue une. Est-il moralement acceptable de faire ce choix ?

Dilemme 2 : Ned (1) et Franck(2)

Le cas du conducteur

Un homme conduit un  train dont les freins ont   lâché. Le train se précipite à toute allure vers cinq personnes, mais l’aiguilleur peut dévier le train vers une voie où il n’écrasera qu’une seule personne.  Est-il moralement acceptable pour l’aiguilleur de faire dévier le train vers la personne toute seule?

PS : Dans tous les cas il est admis que le résultat pragmatique de l’action sera effectif, le trolley (ou train) sera stoppé dans sa course.

Dilemme 1 :

Franck Denise
Oui
Non

Dilemme 2 :

Ned Franck
oui
non

A propos de morale

La morale c’est l’ensemble des règles, des principes qui régissent notre rapport aux autres. Les autres, c’est-à-dire ceux à qui je reconnais les droits à l’existence, l’intégrité, la dignité égaux aux miens (ou du moins devant être pris en compte – cas des animaux tout particulièrement auxquels nous reconnaissons certains droits -).

On peut juger de la qualité morale d’une action selon deux grands critères :

  • Le résultat : est bonne toute action dont le résultat apporte une amélioration globale de la situation ou qui évite une dégradation. C’est ce qu’on appelle le conséquentialisme.
  • Le principe de l’action : est bonne une action qui est animée par un bon principe moral (par exemple ne pas mentir, ne pas faire de mal à autrui, etc.). S’il y a un effet mauvais ce ne peut être qu’un effet indésirable qui, toutefois, doit rester proportionné à la situation (comme dans la légitime défense par exemple). C’est ce qu’on appelle le déontologisme.

Pour en revenir à la situation présentée et pour éviter des incompréhensions, la situation proposée ne vise pas le réalisme mais à poser les dilemmes moraux en termes clairs, l’exagération et la dramatisation permettant de ne pas avoir de doute sur l’issue et de nous contraindre à choisir. Il est des situations où l’on ne peut pas se défiler où le refus d’agir vaut action.

Dans tous les cas les situations présentes sont en réalité proches de situations que nous rencontrons fréquemment, même si c’est de manière moins dramatique. Combien de fois des personnes sont lésés pour « le bien de tous ou de certains », pensez au silence dans les familles devant des scandales (« la familia grande »), aux licenciements en entreprise (la survie de l’entreprise contre le chômage de certains), l’injustice sociale (le malheur et la pauvreté de certains contre la prospérité globale) et même aux problèmes de la faim ou la maladie dans le monde (dont les pays riches profitent largement aux dépens des pays pauvres), etc.

Rappelons les termes du dilemme proposé : il s’agit à chaque fois de sauver 5 vies au détriment d’une ! Ce qui pourrait sembler assez simple ne l’est pas tant que cela quand on se penche sur les scenarii.

Dans tous les cas le train (ou trolley) fou va écraser les 5 ouvriers sur la voie si je n’interviens pas.

Cas 1 Franck et Denise : Dans le cas de Franck, il s’agit de pousser mon voisin sur la voie depuis la passerelle car il est suffisamment gros pour stopper le trolley et sauver les 5 ouvriers. D’un point de vue conséquentialiste l’action est moralement acceptable puisque au lieu de 5 malheurs il n’y en aura plus qu’un ! Mais personne – ou presque – n’accepte ce schéma qui est condamné par la morale déontologiste. En effet l’action de pousser mon voisin pour le tuer est un acte moralement mauvais, le principe que j’utilise est de transformer un être humain, mon voisin, en moyen pour réaliser mon projet (honorable) : sauver cinq personnes.

D’autre part mon engagement direct dans l’acte me répugne, le comportement moral est ici gouverné par des sentiments au lieu que d’être guidé par la raison. On est d’accord d’actionner l’aiguillage, mais non de pousser le gros homme, bien que le résultat moral soit identique : un mort au lieu de cinq.

[L’existence de cette dualité est corroborée par le fait qu’on peut la matérialiser par l’imagerie cérébrale : l’aiguillage mobilise essentiellement le cortex préfrontal, c’est-à-dire le siège du raisonnement et de la réflexion (qui nous disent qu’il est préférable qu’il n’y ait qu’une victime plutôt que cinq), alors que la passerelle met en jeu des régions du système limbique comme l’amygdale, à savoir des émotions qui inhibent toute velléité de causer un dommage direct par l’usage de sa force physique : « Il semble plus facile de laisser tomber des bombes ou d’envoyer des missiles à longue portée que de tuer quelqu’un à la baïonnette».

Les actions dommageables sont considérées comme moralement moins acceptables quand l’agent utilise sa force personnelle contre sa victime. […] Toutefois, le facteur de la force personnelle affecte seulement les jugements moraux lorsqu’il s’agit de dommage intentionnel, tandis que le facteur intentionnel est renforcé dans les cas impliquant la force personnelle. Dit simplement, quelque chose de spécial apparaît lorsque l’intention et la force personnelle collaborent.]

 Dans le cas de Denise l’action sur l’aiguillage sauvera les 5 ouvriers mais en tuera un autre. La situation est mieux acceptée alors que moralement les conditions sont identiques. Mais mon engagement est moindre et je peux voir les choses plus froidement sans faire intervenir le facteur personnel de l’intervention de ma force physique. Si ici la morale conséquentialiste retrouve une légitimité la morale déontologiste ne s’y retrouve pas, l’ouvrier tué n’est plus qu’un objet au service d’un dessein qui le dépasse (si l’ouvrier appelait à son sacrifice ce serait différent !)

Dilemme 2 : Ned et Oscar

Dans les deux cas il faut actionner l’aiguillage pour stopper le train et sauver les 5 ouvriers au détriment d’un seul. Mais dans le cas de Ned c’est le gros homme seul qui stoppera le train alors que dans le cas d’Oscar le traminot sur la voie ne peut arrêter le train, il sera écrasé mais c’est le rocher qui stoppera le train.

Intuitivement, nous jugeons que notre responsabilité concerne davantage ce que nous faisons que ce que nous omettons de faire, et qu’elle s’étend plus aux effets voulus qu’aux effets simplement prévus de nos actes. Ces intuitions ont été thématisées dans notre tradition par deux principes, celui de la distinction de l’action et de l’omission et celui des actions à double effet. Mais, pour certains (par ex. Jonathan Glover) il vaut mieux s’en tenir à la doctrine conséquentialiste que notre responsabilité s’étend également à toutes les conséquences de nos actes et de nos omissions. Mais l’auteur de l’article sur leqel je m’appuie considère que l’on ne peut pas mettre de côté le côté intentionnel.

[« Nous faisons l’hypothèse que la pensée de causer la mort de quelqu’un en le poussant personnellement (comme dans le dilemme de la passerelle) est plus forte émotionnellement que la pensée de causer les mêmes conséquences de manière plus impersonnelle (par exemple en manipulant un aiguillage) […].

C’est-à-dire que les personnes tendent vers le conséquentialisme dans les cas où la réponse émotionnelle est faible, et tendent vers le déontologisme dans les cas où la réponse émotionnelle est forte.

La tension entre les perspectives utilitaristes et déontologistes en philosophie morale reflète une tension plus fondamentale qui vient de la structure du cerveau humain. Les réponses socioémotionnelles que nous avons héritées de nos ancêtres primates (dues sans doute à quelque avantage d’adaptation qu’elles conféraient), structurées et affinées par la culture, sous-tendent les interdictions absolues qui sont centrales au déontologisme. Par contraste, le « calcul moral » qui définit l’utilitarisme est rendu possible par des structures apparues plus récemment dans les lobes frontaux, soutenant la pensée abstraite et le contrôle cognitif de haut niveau. »

(Greene J, Nystrom LE, Engell AD, Darley JM, Cohen JD. The Neural bases of cognitive conflict and control in moral judgment. Neuron. 2004)]

 

Conclusion :

Il y a toutefois un prix psychologique, que Glover a souligné : un sentiment de culpabilité pour tout le mal contre lequel nous omettons d’agir alors que nous pourrions le faire, et une conception presque surhumaine de la sainteté. On peut, tout comme lui, accepter de porter ce fardeau ou alors, à l’instar de Greene, l’alléger en reconnaissant l’utilité pratique de limiter notre responsabilité à ce qui dépend directement de nos actions. Quoi qu’il en soit, l’utilitarisme représente bien une alternative à la moralité intuitive et, en tant que telle, il n’est pas étonnant qu’il mette à mal certaines de nos intuitions

Bernard Baertschi,  Actions et omissions, effets voulus et effets latéraux : le conséquentialisme contre la morale intuitive.

Site de l’article https://id.erudit.org/iderudit/1058148ar

Jean-Marc Crestey